Pop géographie : la représentation des îles dans l’imaginaire

 

Aujourd’hui je voudrais évoquer un sujet qui traverse la culture occidentale et qui a naturellement trouvé sa déclinaison dans la culture populaire, le rapport aux îles. On retrouve ce type de récits sous des formes plus ou moins proches sur toute la partie occidentale du continent eurasien. Un ancrage territorial qui explique la puissance évocatrice encore aujourd’hui de ces sujets dans la culture populaire. Du fantasme de l’île déserte à celle recelant un trésor caché ou une civilisation perdue, le concept d’île passionne et fait rêver depuis des milliers d’années.

Pour réaliser ce dossier un peu dense (et je m’en excuse, par avance), je n’ai pas visé à l’exhaustivité. Je vous laisse donc libre de compléter par les usages littéraires du concept d’île et les exemples qui vous viendront à l’esprit.

Sur ce, prenons la mer.

 

La Grèce antique et les îles

Dans la mythologie grecque, déjà, c’est sur une île, la Crète, que Zeus, enfant, est caché par sa mère pour éviter que son titan de père, Cronos, ne l’avale. La géographie de la Grèce incite d’ailleurs à conférer aux îles, et par conséquent aux navigateurs, un statut particulier. Parmi les plus célèbres exemples, je retiendrais l’île d’Ithaque et les épreuves que doit surmonter son roi, Ulysse pour y retourner après la Guerre de Troie.  Ses aventures le mènent d’île en île. L’Odyssée commence d’ailleurs par la captivité insulaire d’Ulysse auprès de la nymphe Calypso, mais c’est sur l’île des Cyclopes qu’ont débuté ses péripéties et que s’affirme la colère de Poséidon à son égard. Ulysse échappe aux dangers des îles qu’on retrouve dans le passage entre Charybde et Scylla, deux monstres du détroit de Messine (entre la Calabre continentale et l’île de Sicile), surmonte la la tentation que représente le bétail d’Hélios sur l’île du soleil et celle, un brin différente, de d’île d’Aiaié où réside Circé, et le danger de l’île des Lotophages ou de celle des Sirènes…

Je mets volontairement, les textes religieux monothéistes de côté, mais il est clair que la bible, notamment, fourmille d’évocations insulaires.

 

Le mythe de l’Atlantide

Platon raconte, au IVème siècle avant JC, dans deux de ses dialogues (le Timée et le Critias) l’histoire de l’Atlantide qui se serait déroulée 9 000 ans auparavant. Il la transmet via un récit fait à un législateur athénien, Solon, décédé en 558 av. JC, par un prêtre égyptien (un détail qui aura son importance pour Robert E. Howard). Le récit aurait été transmis ensuite par Solon au sein de sa famille pendant plusieurs générations jusqu’à Critias qui était l’oncle de Platon et un élève de Socrate auquel il raconte les « faits » aux alentours de -430.  Dans ce récit, l’Atlantide est située au-delà des colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar) et les rois de l’Atlantide seraient les descendants de Poséidon et de la princesse Clito. Le plus ancien d’entre eux, Atlas (de qui l’île tire son nom), aurait fait construire une cité idéale, selon un plan en cercles concentriques, autour du temple de Poséidon et Clito. Son règne correspond à une espèce d’âge d’or : les Atlantes sont vertueux et justes, ils sont gouvernés avec sagesse et modération, la nature pourvoit généreusement à tous leurs besoins. Plusieurs générations se succèdent ainsi, jusqu’au jour où, corrompus par « l’orgueil de dominer », ils abandonnent leurs mœurs paisibles et, pris d’une frénésie de conquête, envahissent en force l’Europe et l’Asie. Selon le récit de Platon, ils sont alors arrêtés par une armée de combattants athéniens et les dieux, pour les punir de leur hubris (démesure), déclenchent un cataclysme qui engloutit à la fois les guerriers athéniens et l’Atlantide.

Ce mythe a suscité un intérêt croissant à partir de la Renaissance. Le concept d’une île au gouvernement parfait est en effet séduisant pour les penseurs de l’époque moderne. On le retrouve donc chez Francis Bacon dans sa Nouvelle Atlantide (1624) et, bien sûr, dans l’Utopie de Thomas More (De Insula Utopia, 1516). Ce dernier ouvrage a connu une postérité incroyable au point que son titre a fini par désigner dans le langage courant, par antonomase,  toute « construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal » selon la définition retenue par le dictionnaire Larousse.

Dans la littérature populaire, c’est Robert E. Howard qui s’empare magistralement du concept d’Atlantide pour construire son univers Sword and Sorcery. D’abord dans Kull puis dans Conan le Barbare. L’Atlantide tient une place essentielle dans l’histoire de Kull. Ses aventures se déroulent à l’âge thurien qui sera qualifié par Howard de « pré-cataclysmique » dans son essai intitulé L’Âge hyborien. Kull et Conan font partie d’un univers narratif cohérent malgré le recyclage rapide du premier au profit du second. En effet, Kull est le premier héros créé par Howard, mais face à son succès limité, il décide de repartir de zéro avec un nouveau héros. Pour plus de cohérence, il place Conan dans la continuité chronologique de Kull, même si la dite chronologie place selon les sources les aventures Kull en 100 000 avant JC ou en -20 000. C’est cependant en -10 000 que Conan parcourt le monde à l’âge hyborien. Entre ces deux âges, la planète a énormément changé et l’île d’Atlantis, centrale dans les histoires de Kull, a sombré.

Dans l’œuvre de Tolkien, on retrouve aussi cette tradition de l’île victime d’un cataclysme. Elle s’appelle Numenor. Patrie des hommes qui avaient combattu l’Ennemi aux côtés des elfes, l’île est submergée quand ses habitants, corrompus par Sauron, se rebellent contre les dieux.

D’une manière générale, le concept de la cité engloutie d’Atlantide est repris dans de nombreuses oeuvres de la culture populaire, de Namor chez Marvel à Picsou sous la plume de Carl Barks (Les Mystères de l’Atlantide, 1954), le mythe d’une civilisation devenue aquatique peuplée d’Atlantes presque-humains à la suite du cataclysme a fait florès après la seconde guerre mondiale.

 

Naufragés et chasseurs de trésors

L’île, dans la littérature, c’est l’espoir du naufragé. On le voit dans les différentes déclinaison de Robinson Crusoé. Le roman d’aventure de Daniel Dafoe, publié en 1719, a en effet initié une série de robinsonades où la question du rapport à la société et à l’altérité est traitée selon différentes façons. Entre Sa Majesté des mouches et les différentes version du thème interprété par Jules Verne (dans L’Île mystérieuse, Deux ans de vacances ou encore L’Ecole des Robinsons), l’époque de publication joue énormément sur la façon dont l’auteur traite le sujet. Du récit d’aventure éducatif publié par le Magasin d’éducation et de récréation édité par Hetzel à la critique de la société contemporaine, on saisit des messages très différents, développés autour de ce thème.

D’autres naufragés, s’ils ne rencontrent pas la vie sauvage, découvrent l’horreur et parfois des vérités inconcevables pour l’esprit humain. C’est le cas dans plusieurs nouvelles signées H.P. Lovecraft à commencer par Dagon. Dans ce court texte – publié en 1919, le premier à mentionner ce qui pourrait bien être un des Grands anciens (Great Old Ones), le narrateur conte son naufrage sur une île du Pacifique semblée sortie des eaux (cf. infra) et sur laquelle apparaît une créature colossale autour d’un monolithe mystérieux.

Lovecraft explore un thème équivalent dans la nouvelle L’Appel de Cthulhu, dans laquelle un marin norvégien raconte sa visite de R’lyeh sortant des eaux du Pacifique. C’est la cité engloutie où Cthulhu « rêve et attend ».

 

R’lyeh vue par François Baranger.

Le naufragé classique peut aussi trouver son compte de fantastique comme dans cette histoire signée Guido Scala, La Racine de longue vie, publiée dans Picsou Magazine n°129 en 1982. Dans cette histoire, un pirate est découvert sur une île déserte. Il a survécu des siècles en se nourrissant d’une racine spéciale et dépérit loin de son île et de son régime.  Carl Barks avait développé un thème proche avec un rescapé de la marine britannique de Francis Drake retranché sur un récif et gardant une épave face à Donald et à ses neveux. Malgré son costume très renaissance (une armure de conquistador version british), le personnage s’avère en fait le dernier d’une longue lignée d’enfants insulaires enlevés tous les 50 ans pour prendre la relève du gardien précédent. Le concept rappelle bien sûr le personnage du chevalier du Graal dans Indiana Jones et la dernière croisade.

Ici le fantastique s’explique de manière logique, Barks a considérablement exploité le thème insulaire dans ses bandes-dessinées notamment sous la forme d’une chasse au trésor.

 

 

Au-delà du roman de Stevenson, l’île au trésor est une composante essentielle des mythe autour des pirates. Elle peut aussi être un refuge (Tortuga, l’île de la Tortue) ou un lieu d’exil. Dans ce dernier cas, on peut citer bien sûr les deux exemples, réels et successifs, d’exils impériaux de Napoléon Ier et l’abandon de Jack Sparrow et de Liz sur l’île des trafiquants de rhum dans Pirates des Caraïbes.

 

Depuis le point de vue de Jack Sparrow, un tel exil n’a rien d’une punition et, malgré les dimensions extrêmement réduites de cet îlet, on sent poindre le fantasme de l’abandon de tout et de soi sur une île déserte.

 

Fantasme de l’île déserte

D’ailleurs la question du fantasme se retrouve dans une série diffusée à la télé américaine à partir de 1977, Fantasy Island. L’île est rebaptisée L’Île fantastique pour sa diffusion française sur TF1 en 1979. Le concept repose sur la réalisation des fantasmes de riches clients par le mystérieux M. Roarke et son acolyte de petite taille, Tattoo.

 

 

L’idée de posséder un jour une île déserte est assez récurrente parmi les fantasmes d’apprentis milliardaires, amateurs de jeux de loterie, c’est aussi un trope dans la pop culture et Carl Barks (encore lui) ne s’y est pas trompé quand il envisage l’achat un peu précipité d’une île par Donald.

 

L’île, dernière terra incognita

Skull island dans King Kong est l’une des représentations les plus marquantes de ce concept.  Dernier espace de liberté des explorateurs, l’île recèle des trésors insoupçonnés à la manière du Monde perdu de Sir Arthur Conan Doyle. C’est sur l’île du Crâne que vivent Kong et des créatures préhistoriques à l’abri du monde moderne. La version de 1976 du film (avec Jessica Lange et Jeff Bridges) me semble particulièrement révélatrice de ce trope. Le film conjugue plusieurs axes résolument ancrés dans l’actualité des années 70.

Le caractère fini des ressources pétrolières répond à la finitude du monde moderne. Partis chercher du pétrole dans le contexte de l’entre-deux chocs pétroliers (1973 et 1979), les explorateurs repoussent l’idée d’une planète totalement cartographiée et découvrent des espèces fantastiques dont Kong, le gorille gigantesque. Avec ce film disparaissent cette espèce et le peu de mystère qu’il restait au monde. C’est d’ailleurs un aspect que reprend partiellement le film Skull Island (2017) quand il évoque les conséquences de la disparition de Kong pour cet écosystème à la fois remarquable, fragile et mortel.

 

 

Comme Skull Island, les îles échappent parfois à la science des hommes. Plusieurs auteurs de bande-dessinée font leur miel de l’idée de la formation subite d’une île. On se souvient tous de l’Etoile mystérieuse qu’Hergé propose dans Les Aventures de Tintin en 1942. Un météore s’écrase sur terre et forme une île incroyable où tout croît à une vitesse prodigieuse. Seuls Tintin et Milou semblent miraculeusement épargnés par ce phénomène qui dure peu de temps puisque l’île finit par s’enfoncer dans l’Océan arctique.

La lutte entre puissances pour revendiquer la souveraineté sur l’aérolithe se retrouve dans les courses endiablées de Picsou accompagné de ses neveux pour s’emparer d’îles nouvelles apparues à la faveur du détachement d’un morceau de récif (L’Île flottante, créée par Carl Barks en 1959) ou  du fait de l’activité volcanique comme dans L’Île du bout du temps de Don Rosa en 1991. Cette dernière histoire combine deux aspects intéressants en plaçant cet îlot volcanique rempli d’or au beau milieu de l’océan pacifique à cheval sur le méridien 180° qui marque la séparation entre deux journées. C’est un ressort qu’utilisera et approfondira Umberto Eco dans L’Île du jour d’avant en 1996, mais bien entendu sous un autre angle. Don Rosa, par son bagage scientifique, n’est pas qu’un suiveur de Carl Barks ou un adaptateur d’Indiana Jones chez les canards. En effet, il développe des thèmes très subtils et très techniques avec une finesse et un talent de vulgarisation rares.

L’apparition d’une nouvelle île pour des raisons sismiques ou volcaniques peut être naturelle, mais dans certains comics il arrive qu’elle soit le produit de l’activité humaine. Il en est ainsi de Cobra Island. J’ai déjà écrit une synthèse rapide sur cette histoire, je vous invite à vous y reporter si vous voulez en savoir plus. Sachez seulement que Cobra revendique la souveraineté sur une île qu’ils ont fait apparaître dans le golfe du Mexique à quelques lieues des côtes américaines.

 

 

 

L’île piège

A la lumière des aventures d’Ulysse, évoquées au début de cet article, on comprend que le sujet n’est pas dénué d’ambivalence. L’île n’est pas qu’une promesse. Elle est aussi une menace.

L’île peut aussi avoir une dimension plus sombre, associée au concept de piège ou de prison. Qu’elle provoque l’échouage d’un navire ou qu’elle abrite une population sauvage par essence dangereuse pour l’explorateur volontaire ou infortuné. Par son isolement, elle séduit les hommes de pouvoir en rupture de ban comme le Comte Zaroff qui chasse les êtres humains dans le film Les Chasses du Comte Zaroff (1932) ou le Docteur Moreau qui, dans le roman d’HG Wells de 1896, profite de son île pour créer des espèces hybrides entre les hommes et les animaux.

Même conçue comme un espace civilisé, l’île parce que  — et c’est une évidence sémantique autant que tactique — elle peut être isolée, peut devenir un piège. Un espace clos dont on ne sort pas. La quintessence de cette isolation de Manhattan pour protéger la société extérieure se retrouve dans New York 1997 de John Carpenter. Dans ce film de 1981, les Etats-Unis ont transformée l’île en gigantesque prison autogérée où Snake Plissken, ancienne gloire des forces spéciales américaines, doit se rendre pour exfiltrer le président des Etats-Unis malheureusement éjecté dans ce territoire hostile et hors de contrôle.

Le modèle d’île prison est un classique aux Etats-Unis (on peut citer Rykers Island à New York ou Alcatraz à San Francisco). Les comics ont puisé dans ces prisons réelles l’inspiration pour leurs propres îles carcérales comme le Raft new-yorkais chez Marvel. Chez nous, en France, comment oublier le Château d’If au large de Marseille qu’Alexandre Dumas consacra dans son roman, Le Comte de Montecristo ?

 

La fin d’une île

 

L’île peut aussi être la fin de toute chose. Le continent mystérieux vers lequel se tournent les esprits voyageurs et les défunts. C’est l’appel de la mer que ressentent à la fois les elfes chez Tolkien. C’est dans l’ouest à Valinor, la terre des dieux, qu’ils se rendent quand leur pouvoir et leur envie de vivre sur la Terre du milieu s’efface. De même que les aventuriers américains après la Guerre de sécession suivaient l’appel de Horace P. Greeley qui les invitait à se rendre à l’ouest : « Go West, young men« , on retrouve la version maritime de ce tropisme dans la fascination d’Arya Stark pour les terres au-delà ou au cœur de l’océan occidental.

L’île est parfois le séjour final de certains héros. Ainsi Arthur blessé mortellement à la bataille de Camlann par son fils Mordred est transporté sur l’île d’Avalon dans la légende arthurienne. Dans la tradition, et de manière raccord avec une bonne série de mythes indo-européens, ce roi divin est censé revenir de ce séjour des morts glorieux, sorte de Valhalla personnel.

Hellboy lui-même connaît un sort similaire sur une île après ses aventures en Afrique. C’est à l’issue de sa rencontre en plein océan Atlantique avec Bog Roosh qu’échappant une énième fois à la mort, le héros de Mike Mignola arrive sur une île où s’entassent des carcasses de navires échoués.

 

Au cours de cet épisode Hellboy revoit la reine des sorcières, Hécate et ensuite rencontre le cadavre revenu à la vie d’un prêtre défroqué du XVIème siècle qui l’affranchit sur la création du monde et du mal et sur l’origine de la main droite du démon. Cette révélation explique sa destinée et projette Hellboy vers sa glorieuse mort transitoire aux mains de Nimuë.

Lieu de passage ou refuge, l’île séduit les auteurs. Pour nous autres, pauvres terriens qui restent sur la grève, c’est surtout une promesse et la matérialisation de l’espoir que, par-delà l’océan, un autre monde existe bien.

Blaster
A suivre

3 comments

Nicko says:

Un papier d’anthologie ! Quel travail ! Je voudrais ajouter dans la catégorie BD L’île Noire de l’œuvre Tintin et Milou qui permettrait de faire un lien avec King Kong. Je souhaiterais également citer l’île Santa Prisca, lieu de naissance de Bane. Les références sont infinies et ton papier Ju est déjà d’une exhaustivité incroyable, sans compter la qualité d’écriture. Chapeau l’artiste.

jp says:

Bien vu L’île Noire de Hergé. Je rajoute l’île d’Alcatraz dans « Rock » ou « The Rock » avec Nicolas Cage et Sean Connery.

La géographie de l’imaginaire ou l’imaginaire de la géographie, quel beau sujet ! Et bravo d’avoir rendu la chose lisible, sans tomber dans le catalogue tout en associant les sources de différentes natures ! Tout ne ramène-t-il pas finalement aux Iles Fortunées des Enfers grecs ?

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