« – Like home, but… dark?
– And empty… »
ST 1:5
Le principe de la science-fiction, c’est de partir de ce qui est avéré et non de ce qui est inventé
(crédits photographiques : Janimal/Twentieth Century Fox, ToyPanic)
Stranger things et The wandering Earth n’ont aucun rapport sinon celui qu’ils entretiennent tous les deux avec le pudding, cette particularité boulangère qui permet de ne pas jeter les viennoiseries de la veille en les maquillant avec un peu de cacao, et qui ne vaut pas les croissants aux amandes surtout quand il s’agit de pains au chocolat. Mais comme il y a des gens pour croire que le pudding est un vrai gâteau, ou carrément le confondre avec son homonyme britannique, il y a un public qui prend ce qui n’est pas neuf pour de l’originalité, sachant que le grand public est parfois petit et que sa mémoire collective est aussi sélective. Et comme il y a des muscles et des arêtes derrière le bouclier dermique de l’esturgeon noir, dont on confond parfois les os dans la peau avec de l’ivoire, il y a bien quelque chose à l’œuvre derrière ces deux productions plus ou moins mal sourcées.
Le poster de gauche est l’affiche secondaire d’un film somme toute secondaire, mais celui de droite est loin d’être l’hommage officieux d’un fan nostalgique du monde d’avant
(crédit photographique : Bloody Disgusting, LLC)
Dans mon premier, l’intrigue de la saison une est empruntée à Poltergeist, cité dans le chapitre un comme si citation valait autorisation et que le pillage relevait dès lors de l’hommage, pour associer par ailleurs les Goonies à Akira, en posant comme décor une ville aux couleurs d’un Derry qui n’aurait rebuté ni Cooper ni Mulder. Dans mon second, on part d’Armaggedon ou de Deep impact, en scindant le récit en deux pour amalgamer 2001: A space odyssey et Gravity à l’occasion d’une intrigue parallèle, qui souffre d’abord d’un faux « in media res » et qui sert surtout à fournir un « deus ex machina ». Cela ne veut pas dire que c’est mauvais ou que ça l’est pour ces raisons-là, ni qu’il faille parler de sous-culture ou de sous-produits, pour mieux les opposer aux productions plus distinguées qui s’y associent parfois, et qui servent de vitrine destinée à un autre public ou de chevaux de Troie dans le domaine réservé du cinéma. Mais le fait est que ces deux nouveautés relatives sont diffusées sur Netflix, qui plus est producteur du premier et distributeur mondial du second, du moins pour la « VoD » sauf en Chine puisque le film est chinois. Le fait est, au surplus, que ces deux petites choses ont connu un grand succès, certes dans une sphère délimitée, et qu’il y a désormais ceux qui ont vu Stranger things et ceux qui ne sont pas abonnés. Cela dit, il y a tout autant ceux qui doutent et ceux qui savent que la novella à l’origine de la superproduction chinoise n’est pas complètement originale, dans la mesure où elle partage son sujet avec des productions aussi variées que le roman A world out of time, le jeu vidéo Earth 2150 ou le numéro 220 de Superman.
Le Demogorgon et quelques bouches à nourrir parmi d’autres, de Batman: Arkham asylum à Resident evil: Retribution en passant par Kiseijū: Sei no kakuritsu
(crédits photographiques : News Group Newspapers Limited, DC Comics/Rocksteady Studios/Warner Bros. Interactive Entertainment, Forecast Communications/Madhouse/Nippon Television Network/Video Audio Project, Constantin Film International/Davis Films/Impact Pictures (RE5)/Capcom Company/Davis-Films/Etalon Film)
Cette offre questionne un modèle, ou du moins la méthode créative de ceux qui veulent chasser sur les terres de l’originalité en pays connu avec des moyens mais pas encore assez, et surtout trop peu d’idées, ou bien des moyens à la mesure de leurs idées quand un effet spécial vaut un nœud scénaristique. L’authenticité est alors garantie par la reconstitution d’un passé gagnant mais faussé et finalement stéréotypé, ou la fabrication d’un futur validé par le nombre de consultants scientifiques au générique, et procède dans les deux cas d’une falsification de l’artisanal ou de la technicité sans l’alibi du cinéma bis. Mais cette offre questionne aussi la stratégie commerciale de Netflix, quand une saison entière aurait pu tenir sur une heure trente et qu’un film de deux semble être le digest d’une saison intermédiaire, car il s’agit de rendre accessible ce qui n’est complexe qu’en surface pour susciter la satisfaction de la récompense, et de ne pas brusquer le client en lui faisant croire qu’il va l’être un peu quand même, comme si on lui vendait un séjour exotique en lui offrant un tour de « roller coaster ». C’est qu’il ne s’agit pas d’originalité ou de celle qui perturbe et qui ramène à l’œuvre après son visionnage, mais d’une originalité convenue qui participe d’une opération de récupération, pour ne s’exprimer qu’à travers des variations sur un même motif et s’associer à des marqueurs valant culture partagée, mais qui fait croire au spectateur qu’il est chez lui alors qu’il dîne et dort chez un néo-GAFAM. On peut s’amuser à appeler Mirkwood la périphérie d’une ville ou Demogorgon ce qu’on ne sait pas appeler autrement pour avoir trop joué à Dungeons & dragons, et mettre ces astuces sur le compte de la fantaisie adolescente, mais il s’agit d’imaginaires empruntés au mieux et de déjà-vu au pire, au point que l’apparence des créatures de l’Upside Down en forme de Dark World ramène à bien d’autres, pour mieux s’imposer par cette force de l’évidence qui ne s’obtient que par une accoutumance préalable.
Regarder le ciel pour ne pas regarder derrière soi, ou peut-être et surtout dessous
(crédits photographiques : Furyosa, Gannett/Touchstone Pictures, Martin Willey/Studios Global Entertainment, Steven Ricks Tayloring)
Mon premier joue sur l’étalement du mystère et mon second sur le décentrement de la thématique, mais plutôt que de relever les lenteurs de l’un et les raccourcis de l’autre, ou même de gloser sur leur contenu en se demandant à quel point une production américaine peut éviter le cliché des anti-héros adolescents, et à quel point une production chinoise peut ne pas être nationaliste, je propose d’élargir le champ de la réflexion aux à-côtés avec lesquels ils forment un tout pour le spectateur-cible. Or les à-côtés, ce sont surtout des œuvrettes comme le bien mal nommé Bright, ersatz d’Alien nation auquel il aura manqué un véritable directeur de la photographie, ou le très mal nommé Cloverfield paradox, succédané d’Event horizon dont le rapport à Cloverfield est pour le moins hasardeux, avec leurs moments perdus d’audace ou d’épate dans leur « high-concept », une star en seconde partie de carrière à l’occasion, et une musique de fond qui s’entend seulement lorsque les motifs se font poncifs. L’ensemble est loin de l’exigence de Home Box Office et de productions façon Watchmen ou de quelque sous-texte que ce soit, mais tout autant de la complaisance à la Syfy ou d’une macro-série singeant les pseudo-licences comme Sharknado, et incarne plutôt un entre-deux de l’audiovisuel créatif, où la seule contrainte serait de maintenir le débit en donnant si besoin est dans le reconstitué. Mais il faut avoir présent à l’esprit que The wandering Earth, de son petit nom Liu lang di qiu, est considéré comme le premier blockbuster chinois de science-fiction, pour comprendre qu’il s’agit dans tous les cas ou presque de fournir des produits à des consommateurs habitués à acheter des marques, et permettre à Netflix de réclamer un siège de membre permanent à l’oligopole de la culture rapide. Car le spectateur peut s’amuser à comparer les tenues des super-taïkonautes à celles de la Moonbase Alpha ou de la Sanctuary Base 6, mais la volonté de la Chine était moins d’envahir que de pénétrer et donc d’imiter, d’où l’intégration évidente du film au catalogue d’une entreprise qui ressemble étonnement à un revendeur d’occasions, pour faire son marché dans les faubourgs de Hollywood et n’être qu’un vidéoclub dématérialisé ou le dernier avatar des chaînes à péage.
Deux traces du passé récent, mais déjà vieux pour ceux qui évitent d’éditer leurs productions sur support physique
(crédits photographiques : Guardian News & Media Limited, WP Company LLC)
L’idée très simple, à l’origine de ce qui est pourtant devenu un « business model » opposé à la télévision linéaire, c’était de louer des DVDs par la poste, et accessoirement de damer le pion à Blockbuster Video, le Vidéo Futur américain qui allait rater le coche de la dématérialisation, et passer de neuf mille magasins à un seul en quinze ans. Il s’agit donc cette fois encore d’une variante plus que d’une innovation, ce qui en fait une innovation à l’échelle des réussites commerciales ou technologiques, du moins dans ces lieux de richesse et en cette ère numérique où un nouvel iPhone est considéré comme une nouveauté nécessaire, et où des recommandations algorithmées ne sont pas perçues comme des injonctions invasives. Et leur ascension autorise les fondateurs à tout simplifier pour la postérité ou l’éducation de leurs épigones, en prétendant qu’il suffit d’avoir une idée et de s’y tenir sans écouter les autres pour réussir, c’est-à-dire faire de l’argent, ce qui vaut largement plus que créer et n’a pas grand-chose à voir avec la culture. Mais la roue de la fortune a déjà tourné car la Walt Disney Company a rapatrié ce qu’elle avait placé de son catalogue Marvel à l’étranger, autrement dit la variante à bas coût des Avengers qu’étaient les Defenders, résultante de plusieurs séries contribuant à donner tout son sens au label « Netflix original ». Car il s’agit encore et toujours de récupération, mais d’un public quasi-captif dont la fidélité à l’heure du « binge-watching » est celle du boulimique pour les buffets à volonté, faisant des productions audiovisuelles des produits de consommation courante à date de péremption rapprochée. Et cette logique éloigne toujours plus l’« Homo Connectus » des supports culturels ou des lieux qui les réunissent, en créant paradoxalement une communauté à partir de l’isolement qu’elle entretient, où le revoir s’est substitué au voir dans cette sorte d’attente constante qui n’admet ni avant ni après.
« Concept art » ou « fan art », il s’agit moins du monde d’après que de Deep rising ou de Prometheus
(crédits photographiques : Aaron Sims Creative/Netflix, Twentieth Century Fox, Furio Tedeschi, Hollywood Pictures Company)
Stranger things et The wandering Earth ne sont peut-être que la version moderne du jeu des sept erreurs, qui contribue à étendre cet univers étendu dans lequel les fans de genre se complaisent, comme certains mélancoliques se complaisent dans leur mélancolie pour ne jamais en sortir. Ils sont en tout cas les pièces d’un mécanisme dangereux, contribuant à créer un cercle qui n’est ni vicieux ni vertueux, mais qui tourne à vide et semble ne pas devoir s’arrêter avant longtemps, puisque Amazon et compagnie répondent au système Netflix et à son succès en singeant l’un pour enlever l’autre. Car il s’agit plus que jamais d’accaparer les terres de l’imaginaire à la faveur des confinements de tous ordres, puisqu’ils facilitent ce repli sur soi qu’on appelle cocooning dans le meilleur des cas, et de gaver un public choisi d’univers prêts-à-manger en créant une stérilité remontante, qui gagne en force à chaque souscripteur payant son divertissement par le confort de la facilité.
Et pour prolonger le plaisir de l’achat-visionnage, le spectateur-consommateur peut donner dans le « RPG » rétro-compatible ou le Lego-compatible
(crédits photographiques : Board Game Quest, AliExpress)
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Analyse et constat pertinents!! Article haut de gamme qui laisse un goût amer suite à sa lecture… Merci beaucoup pour ces réflexions et l’introspection qu’elles suscitent, Nicolas!!
ps: j’ai adoré l’analogie pâtissière du début!!
Ce vote de confiance me touche ! Il est vrai que j’ai commencé par le sucré pour finir par le salé, mais l’idée était bien de mener une analyse pour la partager.
Ouch !
Bon ben moi, je ne suis pas de ton avis 😉
Que pléthore de séries s’inspirent/plagient/copient le « monde d’avant » ce n’est pas nouveau.
Je pense que tout téléspectateur aime alterner les vraies nouveautés (si si il y en plein), les redifs (oui, ma femme regarde toujours Friends), les copies, les daubes, etc…c’est plutôt rassurant.
Comme on peut aimer le confort d’univers connus, moi, j’aime le pudding-fourre-tout comme la quiche-du-dimanche-soir-où-on-met-les-restes, et je ne suis pas dupe de ce qu’elle contient.
Que certains adorent Stranger Things sans en connaître ses « origines », et alors ? Que Netflix la qualifie d' »originale », et bien c’est ce qu’elle est puisqu’on ne peut la voir que là.
Et qualifier le cocooning de repli sur soi (ce qu’il n’est pas) à la veille d’un troisième reconfinement où les écrans sont parfois bien utiles, je n’adhère pas.
Bon, désolé si mon « argumentation » est un peu confuse, mais j’aime voir le verre à moitié plein.
…et puis je n’aime pas qu’on me qualifie de spectateur-consommateur dès que j’allume un écran.
Seb Ulba, je pense paradoxalement que nous sommes d’accord sur plus d’un point. Car je suis moi aussi un amateur de pudding, au sens propre comme au sens figuré. Je crois que le spectateur-consommateur existe, mais qu’il est celui qui se comporte comme tel, et pas nécessairement le spectateur de Stranger things. Je crois aussi qu’il y a une différence entre l’originalité et l’exclusivité, comme il y en a une entre repli sur soi et cocooning, mais que ces deux derniers peuvent néanmoins se confondre. Ma démarche ne revenait pas à donner mon avis mais des éléments d’analyse, et ce en toute modestie, pour que les lecteurs puissent se forger leur propre avis ou le consolider. Je vous remercie donc pour votre réaction, et d’avoir cherché à défendre ce qui vous plaît.
Je reconnais bien volontiers que ton article apporte des éléments d’analyse (très poussés et intéressants) plus qu’il ne donne un avis. Merci de faire de Fulguropop (aussi) un lieu de débat.