La gastronomie de fiction dans les œuvres populaires (première partie)
Nicolas Fleurier et ses invités
« Du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir
à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. »Epicure, Lettre à Ménécée
Les Avengers réunis autour de Tony Stark pour un dernier kebab avant dégraissage
(crédit photographique : Artstation/Kode LGX)
Maigret et sa choucroute, le frère Tuck et sa bière, Kojak et sa sucette, les couples gastronomiques valent largement les couples romantiques, du moins dans la culture populaire où le ventre vaut la tête au point que le pop-corn désigne un type de cinéma. C’est qu’il faut bien faciliter l’identification ou susciter la différenciation, ce à quoi se prête tout naturellement la chère bonne ou mauvaise pour toucher à la vie et par là-même à l’universel, même si cette espèce particulière de « petit fait vrai » est aussi le signe extérieur d’une civilisation ou d’une époque. Car le boire et le manger créent ou confirment instantanément ce réalisme de connivence, ou cet exotisme de confiance, qui forment l’un comme l’autre une dimension fondamentale de la vraisemblance, alors qu’ils sont le résultat de toute une évolution et de toute une éducation. Combien de générations aura-t-il fallu pour passer des céréales à la cervoise et de la cervoise à la bière, combien de savoirs transmis faut-il pour que chacun sache ce que signifie « un demi sans faux col » ? Le boire et le manger dans un jeu fictionnel sont l’épilogue de son livre d’univers, et comme ces yeux « louches » qui plurent tant à René Descartes car la jeune fille qui louchait lui plaisait, ils sont ce qui prouve que l’ensemble attire ou ne tient pas.
Un livre sur les cocktails dont la couverture montre un whisky
(crédit photographique : Home Solutions/Editions La Maison/Jacobs)
Il ne s’agit pas ici d’extrapoler à la façon d’un Eugène Viollet-le-Duc, en imaginant ce qui n’est pas dit au point de déformer ce qui l’est, ou de substituer une réalité satisfaisante à une fiction frustrante. Car le but n’est pas d’imiter ces livres de « recettes inspirées » qui associent bien souvent la surexploitation des détails à l’hommage scolaire, et qui ressemblent trop souvent à ces albums de musique de film dont la musique n’est pas celle du film, en manquant ce sujet qui fait pourtant l’effet d’un patrimoine immatériel et commun du grand public. Ils ont le mérite de remplir le vide, comme ces restaurateurs d’œuvres d’art qui restituent les tableaux malmenés pour les rendre de nouveau lisibles, mais ils ne peuvent être fidèles à ce qui se prête difficilement à la mise en réalité. Car il revient au « lector in fabula » et au spectateur en général de construire par lui-même, à partir du substrat fourni par l’auteur, la fiction qu’il s’approprie dans l’opération, et peut-être de se faire à l’occasion un « prægustator in fabula. »
Un verre pour faire passer une rencontre difficile
(crédit photographique : Dargaud/Branchés Culture)
Il ne s’agit pas non plus d’épuiser un sujet qui, pour paraître secondaire ou trivial, n’en est pas moins vaste, mais de déterminer les utilités de la gastronomie de fiction en explorant quelques œuvres choisies parmi celles qui font la culture populaire. Il faudra cependant, pour mieux les manipuler et les associer tout en dégageant les mécanismes à l’œuvre, se concentrer sur les sources originales ou « canoniques », donc en écartant généralement les apostilles à ces univers quand ils se sont « étendus », mais en les complétant le cas échéant des adaptations directes comme les novélisations. Il ne s’agira pas de donner dans le recensement, même s’il aura servi de socle à la réflexion générale, d’autant qu’il est des choses qui n’apparaissent pas sans la distance, même si les détails significatifs peuvent être riches d’enseignement. Car le but n’est pas de se complaire à rappeler des anecdotes fictives qui n’ont de sens que pour ceux qui les partagent, pas plus que de se plaire à énumérer les stratégies éludant la difficulté du boire et du manger selon les genres. Car la question de la chère finit trop souvent par devenir la « part des anges » des univers fictionnels, alors qu’elle peut servir au contraire de test d’effort, étant donné qu’elle n’a pas de réponse satisfaisante si ces univers ne font pas en sorte d’y aboutir.
Alien, Dune et Star Wars : la frontière culinaire
De l’artificiel à l’artificiel, c’est-à-dire de l’« autochef » du Nostromo au « limachon » du Bene Tleilax en passant par la ration du Chasseur X fabriquée à partir de snacks et de Tic Tac
(crédits photographiques : Fantastic Films, Amanda Kooser/CNET, Ethan Petty)
On mange peu dans la « quadrilogie » Alien, où l’« autochef » du Nostromo fournit des aliments insipides selon la novélisation, quand le pain de maïs d’Aliens ne plaît à personne et que les bœufs d’Alien3 servent aussi à la traction. On boit peu dans l’hexalogie romanesque Dune, où l’eau est un enjeu fondamental puisque Dune est l’autre nom de la planète désertique Arrakis, formant avec l’Epice et le « limachon » un véritable triptyque alimentaire, car cette dernière est une drogue qui sert aussi d’assaisonnement ou d’arôme. Mais la triple trilogie Star Wars, dont le personnage central est d’ailleurs fermier à l’origine, fait pour ainsi dire le lien, avec sa Tatooine aride où la culture hydroponique a la même importance que sur la planète des Fremens, quand le Chasseur X permet seulement de transporter des rations qualifiées elles aussi d’insipides dans la novélisation. Dans les trois univers et dans des registres opposés, il existe des créatures anthropophages, même si le Rancor de l’Episode VI est affamé pour tuer alors que le Xénomorphe ne se nourrit pas d’hommes à sa phase adulte et que le Shai-Hulud attaque ce qui l’attire, et l’alcool est assez courant, car si le jus de Jawa de l’Episode II n’a de jus que le nom et si le cocktail de Clemens n’a de cocktail que l’appellation, les laits bleu ou vert sont susceptibles de fermenter et donc de rappeler le « liban » de Dune, alors que les boissons servies par R2-D2 dans l’Episode VI en sont et la boisson dorée de l’Episode VIII ne peut qu’en être, ramenant par les circonstances de leur apparition au vin pétillan de Caladan car il est servi lors du banquet donné par les Atréides après leur installation à Arrakeen.
De la bêtise à l’intelligence en passant par la vantardise, plus précisément du citron de Perez au riz de Caladan en passant par la poire d’Anakin
(crédits photographiques : 20th Century Fox, Lucasfilm Ltd., Herbert Limited Partnership/Last Unicorn Games)
Dans les trois cas, le boire et le manger sont d’abord des marqueurs, au même titre qu’un vêtement ou qu’une arme, et ils facilitent la caractérisation dans des univers étrangers en la catalysant à l’occasion, sans aller pour autant jusqu’au leitmotiv comme les thèmes musicaux de Star Wars. Quoi de mieux qu’un citron croqué pour souligner la perversité stupide du général Perez dans Alien Resurrection, ou que le lapin servi avec une étrange « sauce cepeda » pour souligner le raffinement particulier des Atréides, quand il ne s’agit pas d’en consommer seulement la langue ou de lui préférer les mystérieux « chukka » ? Quoi de mieux qu’un fruit pour faire la démonstration des réflexes des Jedi quand Qui-Gon Jin empêche Jar Jar Binks d’en saisir un, ou qu’Anakin Skywalker en déplace un morceau par la pensée, alors que Yoda est indissociable de sa « branche de gimalier » qui lui sert aussi de nourriture ? Dans Dune pourtant, il s’agit davantage de définir les familles et les planètes conjointement, par l’association de la bonne gestion de Caladan à un riz d’exportation et de sa douceur au « riz sauce dolsa », ou de la surexploitation industrielle de Giedi Prime à la gloutonnerie du baron Vladimir Harkonnen et de son obésité morbide, sachant que la gastronomie peut aussi se résumer à renommer les abricots « mish-mish » et les oranges « portyguls », ou même s’effacer devant les risques qu’elle représente quand il s’agit de s’assurer que le « goûte-poison » est disposé près de la table.
Manger, boire ou hésiter à boire, même si le snack offert par Leia crée autant de doutes que l’Eau de Vie ou que l’alcool de Johner
(crédits photographiques : Lucasfilm Ltd., Movie Stills DB, 20th Century Fox)
Dans les trois cas, le boire et le manger sont aussi des leviers, au même titre qu’un ennemi ou qu’une contrainte, et s’ils n’ont pas toujours la valeur d’un « fusil de Tchekhov » comme le Power Loader d’Aliens, ils permettent souvent de suivre l’évolution d’un personnage et parfois de la causer. Chewbacca ne se laissera sans doute plus attirer par un quartier de viande après avoir rôti un Porg, et avoir vu ses congénères l’accuser de leurs regards déchirants, quand Leia ne regrettera jamais d’avoir offert un snack à un Ewok. Paul Atréides va plus loin en se rendant capable de boire l’Eau de Vie et de transformer un poison en eau, quand son distille fremen lui permet de s’hydrater en recyclant les sécrétions corporelles, alors que son fils Leto II semble ne plus avoir besoin de boire ni de manger une fois devenu « Le Ver. » Quant à Annalee Call, elle prétend ne pas tenir l’alcool pour mieux tromper la vigilance de son équipe, car si les droïdes ne sont pas servis à la cantina de Mos Eisley mais peuvent servir Chez Dex, il est possible qu’un synthétique cherche à faciliter son intégration en buvant, à moins qu’il ne cherche à contaminer un verre afin de respecter les directives de son propriétaire dans Prometheus.
Boire à l’ancienne ou boire et se nourrir par la réhydratation, avec le chocolat chaud d’Aliens le retour ou le café de Dune, et le whisky solide d’Alien Résurrection ou le pain instantané de l’Episode VII
(crédits photographiques : 20th Century Fox, Jennifer Woodruff, 20th Century Fox, Lucasfilm Ltd.)
Dans les trois cas, le boire et le manger sont finalement un carrefour, celui qui mène vers l’ailleurs en partant du connu, et même s’ils ne créent pas toujours autant d’attentes que l’épice de Kessel avant Solo: A Star Wars story, ils aident à repérer les contours des sociétés. Le chocolat chaud existe encore dans Alien et le café dans Dune, les vivres à réhydrater sont communs à Alien et Star Wars, mais une simple omelette est susceptible de créer des malentendus dans la novélisation d’Alien Covenant, alors que l’œuf de Mudhorn est un enjeu pour Le Mandalorien quand l’« œuf d’or » de Dune n’a rien d’un œuf. Les bars sont inévitables dans Star Wars et les réfectoires sont courants dans Alien, le baklawa existe toujours dans Dune mais est confectionné à partir du sirop de date, alors que la consommation d’animaux vivants est le propre des déviants, par exemple de Jabba le Hutt avec les grenouilles de Klatooine, ou de « La Bête » avec le jus de « squood » dans le Dune de David Lynch. Quant aux boissons énergisantes, elles ne sont pas particulièrement fléchées, même si le jus de Sapho permet aux Mentats de décupler leurs capacités intellectuelles dans Dune, et il n’est pas surprenant que le fruit de Meiloorun apparaissant dans Star Wars Rebels ne soit devenu un jus qu’au Galaxy’s Edge, mais sous la forme d’une limonade et non d’une boisson vitaminée comme le suggérait sa parenté visuelle avec l’orange.
Le lait bleu de bantha, le lait vert de thala et leurs versions du Galaxy’s Edge où le vert est inexpliquablement devenu jaune
(crédits photographiques : Lucasfilm Ltd., Desert News, Disneyphile)
Le kebab ou l’exception culturelle
Grimod de la Reynière l’avait déjà compris : « il n’y a que les mauvais cœurs qui médisent à table »
(crédit photographique : CALT Productions/M6)
Le fameux « shawarma » des Avengers, qui sert de prétexte à une séquence post-générique redonnant aux super-héros toute leur dimension humaine, est pour ainsi dire l’arbre qui cache la forêt, car le « döner kebab » devenu l’un des piliers de la « world food » depuis son invention en Turquie est loin de valoir la pizza des Tortues Ninjas ou le cappuccino d’Hudson Hawk, lequel côtoie du reste une équipe d’exécutants dont les noms sont empruntés à des barres chocolatées. Il s’oppose au hamburger d’Iron Man car ce n’est pas vers lui que se dirige Tony Stark après son enlèvement, et il est interchangeable avec le sandwich aux œufs d’Harley Quinn ou presque, alors qu’il a même été l’objet d’un jeu vidéo en Turquie avec Kebab world. Il ne s’agit donc que de récupération car il est aussi rare dans le cinéma américain grand public qu’il est indissociable de la culture de quartier, mais il est traité différemment par le cinéma européen, où il est le sujet de films comme Kebab connection ou K-shop à travers les restaurants le confectionnant, quand il se réfugie musicalement dans le rap même si des groupes comme Tryö l’évoquent. C’est peut-être en France qu’il apparaît le plus sur les écrans, jusqu’à dépasser le cadre de la culture populaire avec Les misérables après avoir été annoncé par la merguez de La haine, sachant que Taxi lui préfère le sandwich maison mais qu’il est présent en arrière-plan dans des films comiques comme La daronne, et plus encore dans des comédies ciblées comme la série Soda. Pourtant, il est rarement central, si ce n’est paradoxalement dans l’épisode « Au fin fond du ciel profond » d’American Dad!, où il apparaît comme la seule spécialité terrienne méritant d’être exportée.
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Merci Nicolas pour ce premier article exceptionnel tant par le sujet abordé que par la qualité du travail que tu as fourni.
Et bienvenue à bord du navire FulguroPop !
Merci pour le compliment et pour l’accueil ! C’est un plaisir de rejoindre l’équipe !
Un travail tout simplement brillant. Je n’ai clairement pas le niveau pour assurer une suite aussi qualitative mais je ferai de mon mieux. Merci Nicolas, nous sommes bien chanceux de t’avoir avec nous ! 😀
Je suis très touché par ces mots, et je suis sûr que ta contribution à cette série d’articles vaudra la mienne !
Gastronomie et pop culture… Une association déroutante et pourtant si logique… Un article bluffant!! Quel boulot!! Quelle analyse!! Skoll, Nicolas!!! Et merci pour ce dossier!!!
Merci pour ce commentaire si laudatif ! Je suis heureux que le dossier plaise, d’autant qu’il sera bientôt complété par Nicko.
Sans doute un travail remarquable