La cartographie est un art, une matière qui exige un haut niveau de maîtrise technique et des connaissances variées : géologiques, géographiques, historiques, économiques… C’est pourtant un élément incontournable pour tout auteur d’Heroic Fantasy. En effet, le médiéval fantastique a beau être un genre littéraire qui vise au dépaysement total, il n’en demeure pas moins un lieu où le lecteur a besoin de repères. La richesse des œuvres place leur auteur devant la nécessité d’offrir à leurs lecteurs une représentation physique du monde dans lequel se déroule l’action.
La carte est aussi un moyen pour l’auteur de mesurer son œuvre et de veiller à sa cohérence et, peut-être parfois aussi, une manière de prouver, au lecteur et à lui-même, qu’il a construit quelque chose. Toutefois, si l’auteur crée un monde, il s’inspire souvent beaucoup de notre monde.
Un miroir du monde de l’Heroic Fantasy
Le Seigneur des anneaux
La Terre du milieu porte les marques de l’époque où écrit Tolkien. D’abord la tranquille Comté où les Hobbits paissent de jours heureux à l’abri de la fureur du monde (et sous la protection des Dúnedain du nord, toutefois), un peu à l’image de cette Angleterre rurale protégée par sa nature insulaire et son art de vivre imperturbable. Les barbares orientaux et méridionaux (les Suderons) semblent bien éloignés, mais rappellent au lecteur moderne la grille de lecture de la première moitié du XXème siècle qui faisait de l’Europe occidentale un pôle, si ce n’est le berceau de la civilisation assiégé par les hordes notamment germaniques, mais qui dans l’inconscient de l’époque devait s’apparenter aux grandes invasions venues de l’est (Huns [surnom donnés aux Allemands par les Britanniques pendant la première guerre mondiale], Mongols…) et du sud (expansion du califat du VIIème au XVème siècle). Notons au passage que le Gondor a, au cours du 3ème âge, subi d’énormes pressions sur ses frontières orientales, véritable terra incognita d’ailleurs absentes de l’effort cartographique de Tolkien. C’est même dans cette région qu’on suppose qu’ont disparu les deux Istari bleus.
Si l’est est méconnu, l’ouest renvoie à des figures divines et à un âge d’or de l’humanité. L’existence d’îles mythiques, Valinor et Númenor, à l’ouest de la terre du milieu rappelle plusieurs éléments de la culture européenne de l’Atlantide (Númenor chez Tolkien) submergée au nouveau monde idéalisé. Le parallèle entre Valinor et Avalon n’est pas non plus à exclure chez un Tolkien imprégné de littérature arthurienne. Le territoire des Valars où se rendent les Elfes quand ils quittent la Terre du milieu rappelle étrangement la demeure supposée de la fée Morgane et le lieu où fut conduit le roi Arthur agonisant après la bataille de Camlann.
Quoi qu’il en soit et quelle qu’ait été la volonté de Tolkien entre la publication de ses deux œuvres les plus connues, l’évolution graphique de la carte du Hobbit à celle présentée en appendice du Seigneur des anneaux frappe le lecteur. Elle témoigne du changement de statut de l’oeuvre et de l’épopée. L’extrême complexité du monde dans lequel évolue les Hobbits semble ne surgir qu’à la faveur du départ de Frodon de la Comté. Même les incroyables aventures de Bilbon semblent linéaires par comparaison. A mesure que le monde décrit semble plus complexe, les cartes se font plus précises. Il ne suffit pas de savoir qu’à l’est se trouve l’antre de Smaug le dragon et que pour y aller il faut passer par Fondcombe, traverser la montagne et la Forêt noire (Mirkwood), il faut comprendre la nature du terrain, les successions de paysages qui témoignent de toutes de batailles passées dont on n’avait que soupçonné l’existence dans Le Hobbit. C’est là l’atout du cartographe professionnel. Quand Karen Wynn Fonstad décide de se pencher sur la question d’un atlas historique de la Terre du milieu (Atlas of Middle Earth), le résultat est bluffant. Hyper-réaliste et totalement immersif, l’ouvrage quasi universitaire s’appuie sur des données géologiques très poussées et inférées par l’expérience directe de Tolkien : à chaque paysage décrit par Tolkien, elle associe une nature de terrain par le biais d’une comparaison avec un équivalent terrestre moderne. Les Hauts de Galgal présentent tel aspect, telles particularités parce qu’ils sont inspirés à Tolkien par des paysages britanniques identifiés par l’auteur.
Conan le barbare
L’âge hyborien de Conan le Barbare épouse aussi la géographie de notre monde. Plaçant son action après la chute de l’Atlantide, Robert E. Howard décrit un monde au continent unique unifiant Europe, Asie, Afrique et une partie de l’Amérique. Il emprunte le nom des peuples et des lieux au folklore, aux récits passés et les adapte à l’univers où évolue le Cimmérien. Cette fois-ci cependant, le Royaume Uni n’est pas un havre, mais, pour sa partie gaélique (l’Irlande et le Pays de Galles), une terre dure où sont forgés des guerriers et des armes mortels. Pour s’y retrouver plusieurs cartes circulent, et surtout, Howard a écrit (mais pas publié de son vivant) un guide intitulé The Hyborian Age. Il y décrit le contexte historique et préhistorique des aventures de Conan et de Kull (son autre personnage fétiche), une sorte de guide rédactionnel qui lui permettait de conserver la cohérence de ses récits.
Game of Thrones
GRR Martin suit les mêmes préceptes pour son Trône de fer : la carte de Westeros est une version agrandie et inversée de la Grande Bretagne. Comme on peut s’y attendre une carte du continent figure dans les romans permettant au lecteur de se repérer. Le choix d’un cadre médiéval où se mêlent le merveilleux d’inspiration nordique et l’exotisme oriental permet de retrouver les ingrédients des grandes épopées littéraires. A l’image du monde de Tolkien, celui de Martin n’est connu que partiellement et certaines régions demeurent faiblement documentées. Le monde de Martin rappelle aussi celui d’Howard par sa distribution géographique. Peu de royaumes, mais beaucoup de cités-états s’échelonnant en grappe, entre deux steppes et mers intérieures, jusqu’à la mystérieuse Asshaï à l’extrême orient du continent rectangulaire d’Essos. Ce pays qui figure la Chine à la manière du Khitaï (Cathay) parcouru par Conan. Notons que le Khitaï comme Asshai partagent des qualificatifs dérivés du jade, un autre trait facilement identifiable par le lecteur au début du XXème siècle comme de nos jours.
Go west, young man
De l’autre côté de la carte, et comme les héros de Tolkien, les Elfes bien sûr, mais aussi les humains et Hobbits extraordinaires, certains personnages de Game of Thrones regardent vers l’ouest. Le couchant mystérieux, divin chez Tolkien, attire tout particulièrement Arya comme le montre son dialogue avec Lady Crane dans la saison 6 de la série TV.
Il existe un atlas officiel de Game of Thrones : The Lands of Ice and Fire. Le co-auteur (avec George RR Martin) s’appelle Jonathan Roberts, il anime un site Internet appelé Fantastic Maps. Si vous aimez les cartes des mondes fantastiques et si vous désirez en savoir plus sur la façon dont elles sont créées, nous vous invitons à consulter son site (en anglais). Un plaisir à lire.
L’aventure, c’est le voyage
A la manière du titre donné au premier film de l’adaptation cinématographique du Hobbit, Un Voyage inattendu, les récits d’aventure décrivent principalement des trajets. Qu’il s’agisse de L’Île au trésor, de Willow ou des Goonies, les héros préparent leur paquetage et enfourchent leur monture. Les héros disposent parfois d’une carte, d’indications plus ou moins mystérieuses sur la prochaine étape de leur quête. Quand ils ne disposent pas de la carte d’un trésor caché, ils peuvent très bien se la constituer. Bilbon fournit ainsi une carte sommaire de son trajet. Le lecteur/spectateur en immersion découvre parfois même en direct le chemin. Cela nécessite que le personnage possède quelque talent de cartographie. En effet, on songe au cercle tracé sur un parchemin par Hervé de Rinel dans Kaamelott (Livre IV, épisode 27, « Les émancipés ») et dont il était sûr qu’il représentait fidèlement l’île de Bretagne. « J’ai fait tout le tour deux fois pour être sûr » nous précise le chevalier benêt.
C’est l’artifice qu’utilise Spielberg avec les fameux traits rouges tracés sur une carte au fur et à mesure des déplacements d’Indiana Jones.
A contrario, les films et les livres qui ne parviennent pas à intégrer ces points de repère risquent de perdre le lecteur/spectateur, voire de pénaliser son immersion dans le récit.
Cette impression de voyage dans une terre inconnue, tout en disposant de points de repères, est l’un des délices que procurent la littérature Fantasy et ses cartes maintes fois consultées. On aurait tort de s’en priver…
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