« I wanted to talk about the feeling of knowing how we are made of sludge.
I wanted to create some kind of an evolutionary art. »
Phil Tippett
On pourrait commencer par parler de plongée viscérale ou de bouillie créative, en insistant peut-être sur l’hésitation entre les deux voire à propos des deux, du moins si l’hésitation pouvait être considérée comme une sorte de liaison, ou une espèce d’expérimentation à partager. Autrement, on pourrait se rassurer en se demandant si l’on n’a pas retrouvé Giger dans ce décor, ou Giacometti dans ce personnage, et partir des indices chrétiens ou nazis pour se référer à une explication simplificatrice, en pariant sur l’orientation politique de l’auteur ou ses névroses. Car comme il faut sans doute être passé par certaines étapes pour appréhender ce film, il faut passer par certaines questions pour envisager sa critique, sans simplement justifier un projet vieux de trente ans par le travail ou la volonté qu’il a pu demander. S’agit-il d’un défi à la narration, d’une revanche sur le numérique, d’un mauvais rêve qui singerait la vie dans le miroir de la guerre, de l’idée d’un film qui ne se construirait qu’après sa projection, dans l’esprit inséminé du spectateur enfin réveillé ?
Mad god échappe aux typologies classiques et aux critères habituels, comme s’il relevait d’une grammaire cinématographique qui aurait été redécouverte, très ancienne et pourtant nouvelle. Mais comme il faut tout de même étiqueter la chose pour la rendre manipulable commercialement, il a été question de cinéma expérimental, ce qui ouvre la porte à des comparaisons avec Milton ou Marker, et les gothiques ou les surréalistes. Il est aussi possible de détourner l’attention en relevant que Dan Wool, à côté du travail quasi lynchien de Richard Beggs sur les sons, et dans un esprit proche de celui d’Orbital pour Pentaverate, a su écrire une bande originale en fils de chaîne. Il est même possible de finir sans avoir cherché à savoir quel était l’objet du film ou son sujet, en abandonnant l’idée de monde meublé à peine évoquée, pour tenter celle de monde encombré et relever les clins d’œil évidents. On peut ainsi s’amuser du cyclope de Sinbad parmi les idoles et d’un ED-209 parmi les carcasses, ou se retrouver autour de la soucoupe de Harryhausen et du monolithe de Kubrick, pourtant déposés comme les reliques froides d’un magma patrimonial qui aura hésité entre le religieux et le guerrier. Riche et pauvre à la fois, Mad god ne s’inscrit pourtant pas dans un continuum culturel, pas plus qu’il ne doit être comparé à Junk head, car il parle de ce qui se trouve derrière ou devant en faisant l’effet d’un fer porté au rouge.
Il vaut sans doute mieux partir du film lui-même, comme prétendent le faire ceux qui savent distinguer l’homme de l’artiste, et soit se demander si l’intrigue n’est pas un collage en spirale de stations ou une succession de cercles plus ou moins sécants, autour des personnages opposés de l’Assassin et de l’Alchimiste, soit s’il ne s’agit pas d’un livre d’image ou d’univers projeté sur grand écran. On pourrait alors parler d’un univers incarnant l’absurde, où les échelles sont broyées et le temps brisé, où les règnes sont confondus alors que le bien et le mal sont remplacés par une forme totale d’injustice, la dureté des canons et la prévalence des yeux, sous des rideaux de liquides corporels et de peau entoilée. Quelques-uns ont reproché au film d’être creux, mais il l’est si le spectateur n’y entre pas comme dans une expérience, et d’autres l’ont classé dans le genre horrifique alors qu’il s’agit bien davantage de grotesque, du moins de quelque chose qui n’est pas nécessairement révulsant pour être différent. C’est pourquoi il faudrait peut-être afficher, à l’entrée des quelques cinémas qui voudront bien le jouer, une formule inspirée de celle marquant le seuil de nos catacombes, pour alerter l’homme qui s’est voulu dieu, du risque qu’il prend de repartir avec quelque chose de démis au fond de lui.
Sortie le 26 avril 2023
Crédits photographiques : Animationxpress, Mad God Productions/Kickstarter PBC, The California Sunday Magazine/Mark Mahaney, Tippett Studio, Paris Musées/Musée Carnavalet
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Bande annonce hallucinée et alléchante, et critique constructive qui relève de l’invitation. Merci beaucoup pour cet article autour d’une œuvre qui manifestement fait resplendir l’art de l’imaginaire. Je visionnerai ce film!
Heureux que cette critique donne l’envie d’aller voir ce film hors du commun !
Film visionné dimanche dernier. A la séance de 11h00, peu de monde dans la salle … Mais un tel projet est-il capable d’attirer une foule, je n’en suis pas sûr. Comme il est indiqué dans la critique ci-dessus, il faut être passé “par certaines étapes pour appréhender ce film”. Pour avoir visité plusieurs le Naia Museum à plusieurs reprises, pour avoir visionné des œuvres diffusées à l’occasion du festival Court Métrange, pour avoir regardé la bande-annonce de Mad God, … j’étais préparé … En ce sens, la quantité d’images “grotesques” proposées sur l’écran ne m’ont pas étonné … Ce qui est plus difficile, ce n’est pas la narration (ou l’absence de narration?), non, ce qui m’a semblé difficile, c’est l’absence d’échappatoire pendant toute la durée du film, pas d’apaisement réel, pas de soupçon d’optimisme, un nihilisme ambiant permanent. On guette l’espoir de s’oxygéner tout au long du visionnage de Mad God. En vain. C’est presque un tour de force un tel film au format long métrage. Mais c’est un film à voir … Par contre, il faut être dans le bon mood. Assurément.