La licence Tortues Ninja a marqué l’aube des années 90 en France. Plus qu’un véritable phénomène, c’est littéralement un univers qui a ouvert une brèche esthétique et stylistique dès 1988 aux U.S. Si des œuvres comme Bucky O’Hare ou Street Sharks ont existé, c’est parce que des fondements ont été au préalablement posés par les Tortues d’écailles et de vinyle.
Je martèle régulièrement que l’on fait toujours quelque chose à partir d’autre(s) choses(s), et bien ça n’a jamais été aussi vrai dans le domaine du jouet vintage. Des Maîtres de l’Univers en passant par les Tortues Ninja jusqu’aux Extreme Dinosaurs, on identifie un véritable A.D.N anthropomorphique selon un flambeau transmis d’une gamme à l’autre. Mais c’est sans compter des évolutions en termes de formats et de chromatiques.
Même si le sujet est séduisant, je ne vais pas détailler ces mutations esthétiques mais plutôt vous proposer de revenir sur une action figure incontournable de la licence Tortues Ninja, Rocksteady, le rhinocéros mutant à la solde de l’infâme Shredder. Pour ce faire, je vais utiliser une nouvelle fois un déroulement linéaire des informations avec quelques digressions et ce à travers un prisme conceptuel.
En effet, cette production sera agrémentée de nombreux dessins préparatoires en lien avec la création de Rocksteady. Plusieurs artistes/designers seront également évoqués. Bonne lecture à tous.
Les binômes dans la pop culture sont extrêmement nombreux. Plusieurs “couples” célèbres ont marqué les esprits, pour le meilleur comme pour le pire. Sans entrer dans un listing obligatoirement interminable, je peux citer spontanément Bud Spencer et Terence Hill, Minus et Cortex, Tuvar et Baddrah, Astérix et Obélix, Wallace et Gromit, Sherlock Holmes et le Dr. Watson etc…
Bebop et Rocksteady entrent pleinement dans cette catégorie de noms indissociables, inséparables, et ils ont nourri bien des lieux communs sur le plan scénaristique. En effet, nos deux mutants cumulent les poncifs, en l’occurrence les gros bras au Q.I proche de celui d’une table basse. Aussi repoussants que massifs, Bebop et Rocksteady comptent à leur actif – notamment d’un épisode à l’autre de la série animée Tortues Ninja de 1987 – autant d’échecs que de situations où ils ont été tournés au ridicule.
On retrouve une mécanique imparable, usée jusqu’à la corde durant la décennie 80, c’est-à-dire la démystification des forces maléfiques à travers la dérision. Un puritanisme selon le prisme américain – assez hypocrite il faut bien le reconnaitre – a largement contribué à la mise en place de ce procédé moralisateur.
On pourrait écrire des kilomètres de lignes concernant le binôme Bebop et Rocksteady, mais ce n’est pas la vocation de cette production. Je souhaiterais aujourd’hui me focaliser sur le façonnage du rhinocéros mutant, précisément en évoquant des zones conceptuelles.
On sait que la création de la série animée Tortues Ninja a été largement motivée par la vente de produits dérivés. Les jouets TMNT ont été conceptualisés quasi concomitamment avec le support télévisé même si les déclinaisons plastique sont tout de même antérieures sur le plan créatif, et ce à travers un projet qui va démarrer officiellement en 1986.
C’est d’ailleurs ce qui explique partiellement la nature des croquis initiaux, avec des personnages très orientés “ninjas” et éloignés de l’esprit définitif du DA. Les mutants ont fait partie des premiers protagonistes posés sur papier, avec une esthétique des accessoires à l’A.D.N japonisant, si j’ose dire, et une tendance à l’arme blanche.
Ci-dessous un visuel préparatoire incluant les quatre premiers mutants imaginés pour la gamme de jouets et donc fatalement pour la série animée. On remarque immédiatement les éléments stylistiques évoqués précédemment. Pour rappel, c’est Playmates Toys qui insista afin d’introduire plusieurs mutants dans la gamme de jouets.
On peut largement imaginer que la thématique des “ninjas” a prédominé aux yeux des concepteurs, en l’occurrence Eastman et Laird, avant que l’orientation street/urbaine, et même “Madmaxienne”, ne soit pleinement développée.
Cette évolution sur le plan esthétique est largement visible lorsqu’on met en perspective cette première version de Rocksteady aux accents japonais avec la seconde proposition, toujours réalisée par Laird et colorisée ultérieurement par Eastman. Les deux Rocksteady ci-dessous ont été conceptualisés durant l’année 1987. La désignation provisoire et transitionnelle Rhino Mutant avait été par ailleurs utilisée pour le personnage.
La seconde version de Rocksteady, davantage militarisée via des armes à feu, affiche une dimension suréquipée avec notamment deux éléments clef que l’on retrouvera dans la version définitive de l’action figure : un fusil d’assaut ainsi qu’un couteau. Ce Rocksteady – littéralement prêt pour la guerre – a connu au moins deux autres artistes qui ont apporté une vision de celui-ci, toujours en 1987.
D’abord Mark Taylor, un designer de génie, qui a notamment travaillé pour la gamme des Maîtres de l’Univers. On lui doit le Musclor tel que nous l’avons connu dans nos étals français. Mark Taylor a livré une version quasi définitive de Rocksteady avec trois points à souligner.
Le fusil d’assaut et le couteau surdimensionné sont bien présents sur le croquis. On remarquera parallèlement le casque et ses jumelles, des éléments qui apparaitront très furtivement dans le support animé mais que l’on retrouvera sur la déclinaison plastique de 1988 (datation U.S). En revanche, celle-ci n’arborera pas le tatouage “MOM” avec le cœur transpercé par une flèche ainsi que la ceinture de munition. Des simplifications très certainement liées à des contraintes économiques.
Cette version de Rocksteady par Mark Taylor apparait davantage humanisée que celles imaginées initialement par Eastman et Laird. La dimension animale, notamment au niveau des membres inférieurs, a été littéralement gommée afin d’obtenir un personnage anthropomorphique selon des caractéristiques humaines prépondérantes.
L’aspect “mutant” est donc davantage distillé afin de proposer un personnage moins effrayant, qui soit plus facilement intégrable dans un univers pour enfant. Un point crucial dans le développement du DA Tortues Ninja comme nous le savons tous puisque les comics originaux apparaissaient bien trop sombres aux yeux de Playmates Toys.
Un autre artiste de renom a produit une vision de Rocksteady, très certainement antérieure à celle évoquée précédemment. Il s’agit d’Errol McCarthy, lequel a notamment œuvré pour la licence des Maîtres de l’Univers. Son portage du rhinocéros mutant est bestial, au croisement des autres versions présentées dans cette production. La couleur violette pour la peau du personnage est audacieuse, elle contribue à l’apport d’originalité.
Il existe cependant un autre portage de ce Rocksteady par Errol McCarthy, moins connu, mais tout aussi intéressant, notamment sur le plan de la chromatique. Les teintes sont en effet plus sombres offrant ainsi un personnage davantage inquiétant.
Pour autant, l’élément le plus remarquable concerne le design de la tête, légèrement différent du visuel précédent et se rapprochant un peu plus du Rocksteady définitif.
Comme précisé il y a quelques lignes, les jouets Tortues Ninja ont été conceptualisés de manière quasi concomitante avec le support animé. Les documents préparatoires ont nécessairement circulés entre les différents studios de travail.
Ci-dessous deux model sheets qui ont été utilisés pour définir Rocksteady selon le prisme animé. On remarquera cependant la mention Playmates Toys en haut à gauche. Un élément qui rejoint l’idée de porosité explicitée précédemment entre animation et jouets.
On retrouve sur les model sheets un Rocksteady très proche du dessin préparatoire de Mark Taylor, c’est-à-dire bedonnant, massif, humanoïde, avec son couteau surdimensionné et d’autres éléments significatifs comme la carapace de tortue, la grenade ou encore la ceinture de munitions. On soulignera l’absence du casque avec ses jumelles mais la présence d’un couteau “king size” fait de bois, un aspect “dédramatisant” qui ridiculise davantage le personnage.
Ci-dessous un autre document en lien avec l’animation et illustrant Rocksteady à côté de Bebop. Il s’agit d’un extrait de storyboard destiné à visualiser de manière grossière les séquences d’un scénario. C’est ce qui explique l’aspect sommaire des croquis. Ce prélèvement concerne le troisième épisode de la première saison, A Thing About Rats (1987 datation U.S).
J’attire votre attention concernant notre rhinocéros mutant, précisément en ce qui concerne les pointes situées au niveau de ses coudes ainsi que de ses poignets. D’après ces éléments, on peut émettre l’hypothèse que ce storyboard a été réalisé au moment où les versions du Rocksteady par Errol McCarthy avaient été avancées. Une remarque qui s’applique également au Bebop présent sur ce prélèvement de storyboard.
Parlons jouet. L’action figure de Rocksteady est passée par plusieurs étapes conceptuelles, au même titre que la plupart des autres déclinaisons plastique TMNT appartenant à la première wave (1988 datation U.S). En effet plusieurs designers/sculpteurs ont œuvré, parfois à tour de rôle, sur un même personnage.
J’évoque très souvent David Arshawsky, lequel a participé de près à la sculpture d’action figures pour Playmates Toys et sa licence Tortues Ninja. L’artiste a, entre autres, travaillé sur l’action figure de Bebop. Concernant Rocksteady, le premier façonnage revient à Scott Hensey mais le modèle définitif sera accouché par Roger Boggs.
Au moins une figurine – j’insiste sur la nature de la réalisation – a été produite en 1987 afin de donner une première forme au rhinocéros mutant. Le dessin conceptuel – dont la sculpture a été inspirée – est antérieur au personnage humanoïde de Mark Taylor malgré la tenue de “l’arme”. On est sur un façonnage assez proche encore une fois des dessins préparatoires d’Errol McCarthy.
L’action figure définitive de Rocksteady est une réussite. Plutôt accessoirisée, on retrouve une ceinture amovible dotée de deux petites carapaces de tortues, lesquelles font office de protections latérales comme de trophées. Une particularité variable selon les déclinaisons du rhinocéros mutant. En effet, la version animée de celui-ci affichera une seule de ces carapaces.
Le fusil d’assaut est bien présent avec un design très proche du dessin conceptuel de Mark Taylor. Le couteau, élément représentatif de Rocksteady, sera celui fourni avec le Soldat Foot – toujours en 1988 (datation U.S) – mais on le retrouvera également avec le Général Traag (1989 datation U.S). Les trois molds sont identiques avec cependant des gris différents.
Dernier accessoire, le bouclier imitant une plaque d’égout. Un modèle qui diffère légèrement de celui fourni avec le Cheapskate (le Turbo Skate pour le marché Fr/ibérique) et appartenant à la même wave (1988 datation U.S). Une particularité notable puisque l’on sort du traditionnel recast d’accessoires que l’on peut constater dans l’histoire du jouet des années 80 et 90, notamment pour des déclinaisons plastique appartenant à une même wave.
La déclinaison plastique de Rocksteady apparait très militarisée, notamment à travers le treillis camouflage ainsi que le débardeur noir. Le casque et ses jumelles sont moulés sur la tête du personnage et des bracelets de couleurs comme de sculptures différentes apportent du relief.
Pour des raisons de sécurité évidentes, l’extrémité des cornes a été arrondie. Par ailleurs, le design de la tête diffère de toutes les propositions conceptuelles qui ont illustré ce dossier. Rocksteady apparait possiblement moins agressif malgré l’application de la peinture rouge au niveau des yeux.
Dernier élément intéressant, la posture physique de la déclinaison plastique du rhinocéros mutant. On est en présence d’un personnage qui se tient droit, par opposition aux autres action figures du clan des Foot appartenant à la même wave.
Pour rappel, Playmates Toys a imposé une homogénéité concernant la taille des premières déclinaisons plastique Tortues Ninja. Un véto qui a contraint les sculpteurs à recroqueviller des action figures alors pensées de tailles différentes. On peut imaginer que Rocksteady a été la dernière déclinaison plastique produite dans la première série de jouets TMNT lorsqu’on place celui-ci en perspective avec les autres action figures qui composent cette wave. Le sculpteur Roger Boggs a produit un travail différent de celui relatif à Scott Hensey.
Epilogue
Je me souviens parfaitement des conditions d’obtention de mon Rocksteady lorsque j’étais enfant. C’était très certainement en 1991 – bien que le rhinocéros mutant ait connu les étals Hexagonaux dès 1990 – précisément lors d’un passage dans une papeterie/marchand de journaux.
L’achat n’était pas prévu et je revois le blister du rhinocéros mutant posé au sol avec celui de Bebop juste à côté. Le binôme était réuni, fortuitement, et je repartais avec les deux cartes grâce à la générosité de ma grande sœur. Un souvenir impérissable car les deux mutants à la solde de Shredder ont toujours été mes favoris dans la première mouture de jouets Tortues Ninja, Bebop en tête.
Pour revenir à l’axe d’approche de cette production, je dirais que les zones conceptuelles de nos déclinaisons plastique d’enfance ne cessent de me fasciner. Il est particulièrement stimulant de passer d’un document préparatoire à l’autre afin de mieux appréhender les évolutions et les directions de travail. Dans le cas de Rocksteady, l’A.D.N initial, très japonisant et animal, a laissé peu à peu place à un personnage davantage humanoïde et militarisé.
De manière plus globale, la thématique “street punk” – et quasi “Madmaxienne” – de Bebop et Rocksteady est une composante profonde de ces personnages dans leur déclinaison définitive.
J’espère que cette bulle vintage sous le prisme conceptuel fut agréable à lire. Rendez-vous d’ici peu afin de (re)découvrir ensemble un autre jouet des années 80/90. Merci à tous pour vos lectures. Cette production est dédiée à mon petit frère Geoffrey alias Jouck.
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Merci Nicko pour ce nouvel article sur les Tortues Ninja.
Dedans, tu fais référence à un aspect auquel je suis sensible, celui de la sécurité des jouets. Tu évoques le relief arrondi de la corne de Rocksteady. Concernant les premiers tirages des Tortues Ninja, la tête n’était-elle pas en plastique souple ? Même légèrement plus pointue, la corne de Rocksteady n’aurait pas forcément éborgné un enfant. D’ailleurs, si l’on compare avec une créature dont le nom FR possède la même racine, à savoir le Rockasaur (qui appartient à une petite gamme de robots qui se transforment en rocher 😛 ), la corne est aussi en plastique souple. Je trouve que Playmates allaient créer des jouets plus dangereux quelque part avec les projectiles des Skeleton Warriors, ils sont vraiment puissants. NB : J’adore la couleur violette dans le dessin d’Errol McCarthy, merci pour le visuel. Pour le coup, Rocksteady se rapproche vraiment du Rockasaur !
En tout cas, sur pas mal de dessins, la cartouchière qu’il porte est beaucoup plus justifiée que pour la créature Lava-Loc de la gamme Blackstar ^^
Merci Pascal pour ton message et pardonne-moi concernant ma réponse tardive 🙂
Oui, les premiers tirages des action figures Tortues Ninja de la wave 1 avaient des têtes souples. Sont concernés, à ma connaissance, les 4 Tortues, Bebop et Rocksteady. Pour les autres modèles, je n’ai pas eu ou vu de soft head, ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas. Mais tu connais ma philosophie quand je parle de jouets vintage : conditionnel et prudence.
Le terme Rockasaur désigne une faction. Tu fais certainement allusion à Spike Stone et ton analogie est très pertinente. Le second Rockasaur est le Terra-Roc comme tu le sais.
Merci encore Pascal pour ta présence très appréciée 🙂