La question de la vision dans les films de genre
Précédemment dans « Les yeux dans les yeux de l’écran » : « on se dira quand même qu’on pourrait faire chic par la même occasion et donc un peu de grec, en désignant la vision normale ou censée l’être par le terme le plus concret c’est-à-dire omma, et la vision transformée avec plus ou moins de bonheur par le mot opsis. »
Voir sans yeux
L’Alien voit mal parce qu’il court tout le temps dans des couloirs sombres, et continue même dans les jeux vidéo
(crédits photographiques : Twentieth Century Fox Film Corporation, Rebellion Developments)
La vision du Xénomorphe n’est pas définie dans la licence Alien avant Alien3, qui propose seulement de voir ce que voit le Dog Alien, quand les sens de la bête dépendent peut-être autant que sa morphologie du « DNA reflex ». Or on aurait pu croire que la créature avait une vue proche de l’homme, étant donné que sa tête a été en partie conçue à partir d’un crâne humain par Hans Ruedi Giger, ou qu’elle voyait au contraire à travers les odeurs et le son comme le prouve entre autres Alien: Isolation, et donc qu’elle valait au moins les Ursa capables de « smell our fear » dans After Earth. Mais David Fincher s’est contenté de suggérer une vue circulaire avec distorsion en barillet, et de renvoyer mentalement au dôme coiffant le crâne, en laissant peut-être entendre que l’homme voit mieux, mais en abandonnant une véritable opsis pour un omma élargi. Et comme il est toujours rassurant de rester dans sa zone de confort, la vision phéromonale du troisième jeu Aliens vs. Predator ramène à la vue circulaire d’Alien3, mais en pariant cette fois sur la distorsion en coussinet et en y ajoutant un détourage des NPC, ainsi qu’une vue intra-mandibulaire à chaque interaction.
Les Stygian Witches n’ont qu’un œil à elles trois et voient mal avec, alors que les Crystal Bats n’en ont pas, mais transmettent à leurs maîtres tout ce qu’elles observent
(crédits photographiques : Turner Entertainment Co., The Jim Henson Company)
Il est plus difficile de voir sans yeux qu’avec, du moins cette hypothèse s’est-elle imposée aux êtres humains portés à jauger ou à imaginer la vie en fonction de la forme qu’elle a prise pour eux, mais cela ne vaut pas pour Sauron, qui s’est éparpillé façon puzzle pour ne laisser à Mordor que son Great Eye comme un phare et une version miniature pour Saruman, avec le palantír aussi appelé Seeing-stone. C’est un truc éculé ou presque, car cela renvoie à l’œil partagé des Stygian Witches dans le premier Clash of the titans, ou à l’œil amovible d’Aughra dans le film The dark crystal, qui propose par ailleurs une vision plus intéressante avec celle des Crystal Bats, dont l’opsis est fragmentaire et facettée comme l’éclat qu’elles portent en elles. Cette sorte d’évolution mène tout naturellement au Pseudopod de The abyss, qui n’a aucun organe puisqu’il est fait d’eau de mer et possède pourtant une vision, déformée par des vaguelettes sur les côtés mais nette au centre, comme une sorte de fibre optique « under intelligent control. »
Le truc sur la tête des Shriekers, et une vue dans la tête d’un Exogorth
(crédits photographiques : ADI, Lucasfilm Ltd./TEH Innernets LLC)
Le Shai-Hulud de la licence Dune et le Graboid de la licence Tremors se disputent la place du plus gros vers de tous les films populaires, donc de l’animal aveugle par nature, et qui n’a qu’un œil dans des films contre-nature comme Poltergeist II: The other side. Mais on préfère laisser imaginer ce qu’ils voient que le montrer, en le remplaçant par un pseudo-omma à ras du sol pour le second ou l’opsis de ses stades antérieurs, j’ai nommé le Shrieker et l’Ass Blaster qui perçoivent les infrarouges grâce à un appendice frontal, qualifié de « heat sensor », de « bio-sensor » ou même d’« infrared camera ». On peut aussi aller chercher d’autres réponses dans d’autres univers, comme la licence Men in Black où le ver Jeff possède des yeux sûrement remarquables puisqu’il vit dans le métro, et où la Kylothian dans sa phase vermiforme voit très bien sans car elle s’inspire d’une affiche pour son apparence, sauf s’il s’agit bien sûr d’une fable inventée après un flash de Neuralyzer. Quoi qu’il en soit, la bonne réponse est une fois de plus dans Star Wars, où il y a tout dont un ver géant et même deux en comptant Jabba, mais c’est l’Exogorth qui nous intéresse car il ne serait pas aveugle mais offre dans l’Episode V la conjugaison d’une vue intra-mandibulaire et d’un omma collectif, dans l’idée d’augmenter le suspense d’une péripétie qui manqua d’être la dernière pour l’équipage du Millenium Falcon.
Le barbare et la longue vue, quand le plus étonné des deux n’est pas celui qu’on croit
(crédit photographique : Morgan Creek Productions Inc./Warner Bros.)
On connaît bien le biais du photographe, qui modifie le sujet qu’il photographie par le fait même de le photographier, et ces clichés où l’on voit un parent sourire car il a vu l’objectif alors qu’il vient de perdre son enfant. On connaît tous ces trucs faciles pour faire croire que, du zoom signifiant la longue-vue au pochoir délimitant les jumelles, et même les trucs un peu moins faciles, comme les cerclages démultipliés au début de Fanfan la tulipe ou les lunettes de Schufftein chez Hellboy II: The golden army, et l’on peut rire du chrétien qui ne comprend pas l’instrument musulman pour voir à distance dans Robin Hood: Prince of thieves, du moins si l’on a oublié que cet instrument n’a pas été inventé à l’époque médiévale ni par les Arabes. On se rappelle aussi de toutes ces « SWAT team » et autres bidasses en noir aux yeux éclairés de vert, qui attaquent la nuit et repartent aussitôt après avoir tué des gens mais accompli leur mission, si possible sous le commandement d’un Steven Seagal ou d’une doublure moins épaissie par le temps. Et l’on préfèrera peut-être oublier toutes ces manières de filmer qui ressemblent de près ou de loin au navrant résultat d’une GoPro, nom usuel de la caméra d’action comme le frigidaire est celui du réfrigérateur, voire ces performances façon Aux yeux de tous, qui ne valent pas les films entièrement tournés sur i-quelque chose c’est-à-dire rien.
L’opsis n’est pas une invention de l’homme ou c’en est précisément une, comme pourraient le confirmer les daltoniens souffrant de protanomalie ou de protanopie
(crédits photographiques : Insider Inc./Travel Stock/Shutterstock/Coblis)
Il est peut-être possible et sans doute commode de s’imaginer une rupture technico-chronologique entre omma et opsis, qui correspondrait à l’introduction de l’informatique ou de la caméra numérique dans les productions cinématographiques, une sorte de passage de la facilité à des inventions variées mais vite répétées. Car le jaune ou le bleu des visions lycanthropiques ne valent-ils pas le rouge des yeux mécaniques, la vision nocturne si courante ne vaut-elle pas la vision thermique aussi courante, ou toutes ces vues circulaires plus ou moins dégradées ? Précisé, faussé ou inversé, l’omma ne devient opsis qu’à partir du moment où il n’est plus possible de l’associer à une vision naturelle, plus particulièrement en matière de luminosité, et notamment à celle de l’homme si tout un chacun voit bien de la même manière qu’autrui, abstraction faite des daltoniens et autres astigmates. Or la limite à la vision quelle qu’elle soit est la visibilité, ou disons la lisibilité car ne rien voir signifie ne rien comprendre, et non l’intention car l’omma est souvent plus utile que l’opsis souvent plus travaillée, mais dont l’intérêt semble inversement proportionnel à la pertinence du propos, puisqu’il se réduit une fois sur deux à un effet destiné à épater ou à combler.
Le regard de Romy Schneider sous celui de son mari jaloux, au moment même où L’enfer se concrétise pour elle comme pour lui
(crédit photographique : MK2 S.A./Lobster Films/France 2 Cinéma)
Combien de fois s’est-on réveillé avec un protagoniste pour ouvrir les yeux en même temps que lui, combien de fois a-t-on été affligé des visions plus ou moins bien rendues d’un fou ou d’un génie, des expérimentations de Henri-Georges Clouzot dans L’enfer aux superpositions de David Lynch dans Dune, sans parler du ciné-œil et de tout ce qui ressort de la vision dans le cinéma d’auteur ? Pourtant, la succession des points de vue dans The birds suffit à donner au spectateur la compréhension d’un danger qui échappe au personnage, et l’association dans Rear window de plans filmés depuis l’appartement du voyeur et dedans suffit à créer le doute sur qui observe qui, rappelant incidemment aux lunettes stéréoscopiques ou polarisantes leur condition de gadget. Mais il faut bien ses « oculi ad legendum » à Guillaume de Baskerville pour percer le mystère de l’abbaye du Name der Rose, et donc au spectateur pour déchiffrer avec lui l’énigme du deuxième tome d’un livre perdu, ou son appareil au photographe de Blow-up pour comprendre qu’il a été le témoin d’un meurtre. Et il faut bien revenir aux conventions culturelles qui rendent l’œuvre accessible dans sa sphère de production ou de distribution, pour continuer ces incursions dans les corps faits de nombres et de lumière des personnages cinématographiques, et pour qu’ils continuent de partager sur l’écran leur regard avec ces étrangers qui les regardent.
Les semaines passées : de la vision du mal à celle du mort, de la vision du matériel à celle du tout, entre deux eaux, entre chien et loup, entre chair et métal, entre mecha et kaijū, voir le son
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Ce fut un dossier colossal!!! Quel plaisir de l’avoir parcouru!! Tu as analysé si finement et pertinemment tant de séries, films et animés chers à mon coeur… J’adore ta manière d’aborder la Pop culture!!Merci une nouvelle fois, Nicolas, pour ce superbe travail!!
Merci pour ce commentaire qui me rassure, après avoir bouclé un dossier où j’ai plusieurs fois craint d’avoir été trop abstrait ou trop long.
Je souscrit pleinement au commentaire de notre ami chevalier, Nicolas. Ce travail remarquable m’a passionné de semaine en semaine.
Vivement la suite 😉
Je suis heureux que ce soit devenu un rendez-vous hebdomadaire qui t’ait passionné !