La question de la vision dans les films de genre
Précédemment dans « Les yeux dans les yeux de l’écran » : « on se dira quand même qu’on pourrait faire chic par la même occasion et donc un peu de grec, en désignant la vision normale ou censée l’être par le terme le plus concret c’est-à-dire omma, et la vision transformée avec plus ou moins de bonheur par le mot opsis. »
Entre deux eaux
La vision du poisson carnivore dans Deep blue sea, et de la femme grenouille dans 47 meters down
(crédits photographiques : Village Roadshow Films (BVI) Ltd., 47 Down Ltd.)
Le problème du requin, ce n’est pas qu’il sache bien voir avec une bonne luminosité comme avec une mauvaise, puisque ça facilite le travail des scénaristes, ni qu’il utilise seulement la vision à proximité de sa proie ou qu’il possède parfois des paupières tombant à l’heure du dîner, mais c’est qu’il est pourvu d’yeux en position latérale car il n’est pas possible de reproduire cette conformation au cinéma. L’autre problème, c’est que la « sharksploitation » est née avec Jaws mais pas l’opsis squaliforme, car Steven Spielberg aura préféré suggérer le danger que compter sur un monstre en carton-pâte et ses « lifeless eyes », en réduisant la vision du poisson à une vue subjective par-dessous la victime pour rendre la menace plus inattendue, ou une vue tierce à l’approche pour la rendre moins distancée. Il faut donc attendre l’ère des effets spéciaux numériques pour en voir un peu plus, notamment Deep blue sea qui offre une opsis circulaire et dégradée en périphérie, cherchant à rendre les déformations dues à l’eau plutôt que la vue à trois-cent-soixante degrés. Mais si l’on veut éviter de tomber bien bas dans le nanar, dont la profondeur est aussi difficile à atteindre que celle des abysses, on va se contenter d’aller à 47 meters down, où la vision au sens second est utilisée comme un ressort scénaristique sur la fin, mais procède du manque d’oxygène et ne concerne pas l’animal.
C’est œil pour œil avec un crocodile, qu’on cherche à s’en débarrasser dans Crawl ou qu’on le dérange impunément dans Primeval
(crédits photographiques : Paramount Pictures, Buena Vista Home Entertainment, Inc.)
Le crocodile est au requin ce que le cinéma bis est au cinéma, autrement dit le parent pauvre ou le faux frère hormis en Thaïlande, et ses films regardables se comptent sur les doigts d’une main ou un seul doigt en comptant Lake Placid, qui nous refait le coup de la vue subjective dans les séquences sous-marines alors que la vision crocodilienne est faible dans l’eau. C’est la même chose dans Crawl, où l’on revient par ailleurs au truc éculé de l’œil crevé pour fatiguer la bête en prétendant « they can see you in the dark », et c’est presque la même chose dans Primeval, qui use de la focalisation avec radialisation périphérique quand il s’agit aussi de simuler la vitesse. Pour aller plus loin, il faut donc piocher dans le cinéma asiatique de genre, et donner dans des choses comme Bai wan ju e, qui propose une opsis radiale avec veinures rouges comme les vaisseaux sur les yeux, alors que tout le monde sait que les yeux du crocodile sont jaunes.
C’est œil pour œil aussi avec le reste, que ce soit le truc qui pond dedans en cas de Sea fever ou un Mégalodon même pas sorti de Jurassic World
(crédits photographiques : Bright Moving Pictures/Creativity Capital/Fantastic Films/Flexibon Films/Frakas Production/Makar Production, Appelles Entertainment/Di Bonaventura Pitcures/Flagship Entertainment Group/Gravity Pictures/Maeday Production)
Entre poisson et reptile nourris au bikini se classe l’inclassable, dans lequel tentent de régner alternativement les pieuvres et les piranhas, passés pros respectivement avec 20,000 leagues under the sea et Piranha à vingt-cinq ans d’écart, mais si l’on voit le gros œil en plastique du céphalopode dans le premier sans voir à travers, la vision des pré-Gremlins de Joe Dante se résume à une vue subjective avec bulles par-dessus à la moindre attaque, étant donné que les bébêtes sont de toute façon moins le propos qu’un prétexte. C’était sans compter sur Sea fever et l’idée qu’un Cnidaire géant puisse ressembler à une pieuvre et soit capable d’essaimer en faisant éclater les yeux, ni surtout sur le retour de flamme qu’a été Piranha 3D, qui joue de la vue subjective avant de donner dans une vue radiale à forts contrastes et effet flicker, mais où il s’agit en fait d’une espèce fossile qu’on regarde en se disant forcément « he’s staring back at you. » Malgré tout, le peloton des monstres de foire sous-marine laisse parfois partir une échappée, mais dans un domaine où l’originalité percole aussi difficilement que l’eau dans un café de supermarché, ça donne au mieux Deep rising et son Ottoia géant, dont l’opsis n’est visible qu’au tout début alors que le final offre une crevaison d’œil, et dont la vision circulaire avec distorsion en coussinet ne s’explique pas. Mais tout ça, c’était avant le requin des requins donc le Mégalodon, qui dans The meg ne fait pas grand-chose sinon ramener à des choses vues et revues, de la station sous-marine habitée par des acteurs de second ordre à ce qu’avait fait Spielberg en passant par l’œil crevé.
Les semaines passées : de la vision du mal à celle du mort, de la vision du matériel à celle du tout
La semaine prochaine : entre chien et loup (loups-garous et autres zombies)
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Dans 47 Meters Down si tu mets un poisson rouge à la place du requin c’est pareil. Il sert la présence du manque d’oxygène.
Super article 🙏🙏🙏.
Et il y a eu pire juste après, avec le bien mal nommé 47 meters down: Uncaged… En tout cas, merci pour les applaudissements !
J’adore et j’adhère absolument à ce développement super construit et argumenté sur la représentation de ce sens en milieu aqueux. C’est tout bonnement génial et trop court. Vivement la suite !
Merci pour les compliments ! J’espère que loups-garous feront de bons successeurs aux requins, et les cyborgs aux loups-garous…