Aujourd’hui nous avons le plaisir de partager avec vous une contribution spontanée, celle de Nicolas Fleurier, talentueux rédacteur du blog AstéroFulgure. Nicolas a choisi d’évoquer la licence vidéoludique Dark Seed à travers une analyse de type symétrique. La mise en correspondance se fera avec l’univers d’Alien et les travaux de H.R. Giger.
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« – Vous voyez quelque chose ? demanda Lambert. – Ouais, sourit Kane. Un lapin avec une montre, par exemple ? » Alan Dean Foster, Alien ou le huitième passager.
Hans Ruedi Giger n’existe pas sans Alien, du moins pas plus que Victor sans Frankenstein dans l’esprit du grand public, et ses travaux antérieurs au Huitième passager en sont pour beaucoup de simples prémices, au point que son Necronom IV apparaît désormais comme une œuvre antidatée. D’ailleurs, les directions prises depuis la fin de la « quadrilogie », dans la représentation du Xénomorphe comme de son monde, hésitent strictement entre la variation et l’appoggiature, au point que l’Engineer Temple de Prometheus s’inspire franchement du Harkonnen castle. Mais ce phénomène d’absorption ou d’assimilation d’une œuvre, dans une autre à travers ce qui la poursuit, n’est pas comparable aux chambres d’écho qui apparaissent quand la culture populaire tourne sur elle-même, sous l’effet soit du remaking soit du licensing. Car il rend difficile la recherche de correspondances entre projets séparés, étant donné que la « Biomechanik » se confond avec le Xénomorphe et que ce qui ramène à la « Biomechanik » renvoie donc au Xénomorphe, même si Species peut être interprété comme l’illustration hasardeuse d’une voie médiane. Pourtant, le jeu vidéo Dark seed et sa suite résultent du pari d’exploiter l’œuvre de Giger en créant une nouvelle licence voire un nouvel univers, dans des années quatre-vingt-dix marquées par des titres comme Alone in the dark, et peut-être de la volonté de jeter un pont entre le monde contemporain et celui du Xénomorphe, à la façon d’un Through the looking-glass ou d’un miroir borgésien.
Le premier Dark seed commence par un cauchemar qui rappelle le cycle de vie du Xénomorphe, du moins sur le plan scénaristique car il s’inspire de la Gebärmaschine sur le plan esthétique : le personnage joueur subit une opération consistant à lui implanter un embryon extra-terrestre par la tête. Le Keeper of the Scrolls qui l’aide ensuite, et qui apparaît dans le tableau de sauvegarde avec une main rappelant l’Alien III, est une version digitalisée de Li II, qui inspirera vingt-cinq ans après le traitement infligé à Elizabeth Shaw par David entre Prometheus et Covenant. Mais surtout, ce visage moribond est visible pour la première fois dans le salon de la maison victorienne, à côté d’un tableau un peu trop petit pour être suffisamment lisible, et qui semble pourtant représenter un Xénomorphe. Ce tableau apparaît comme un modeste clin d’œil dans la version française, qui en fait simplement « une esquisse d’un autre monde », mais plus comme un véritable œuf de Pâques dans la version originale, qui fait dire au héros « this picture is very alien to me. » D’ailleurs, un autre clin d’œil attend le joueur à l’extérieur dans le cimetière, où l’une des tombes est celle d’un certain Nostromo, mais cette référence sans rapport avec Giger peut tout aussi bien être un renvoi au roman éponyme de Joseph Conrad, sachant que les vaisseaux de la licence Alien sont nombreux à porter des noms empruntés à ses œuvres.
Le Dark World dans lequel pénètre le personnage joueur à travers un miroir offre surtout un intérêt esthétique, parce qu’il ne correspond pas scénaristiquement au monde réel de façon toujours claire mais procède d’une sorte de fusion des œuvres de Giger, et présente de ce fait plusieurs points communs avec le monde du Xénomorphe. Il s’agit d’abord des environnements rappelant pour partie du métal et pour partie des tissus, garnis de tubes rehaussés de veines solides et d’entrées ressemblant à des lèvres géantes, ce qui crée une parenté évidente avec le Derelict ou le Hive. Le « mur de crânes » suivant la chambre à chrysalides renvoie aussi bien à la survivante inséminée d’Aliens qu’à la Head Room de Prometheus, laquelle est d’ailleurs un hommage rendu à Giger par Arthur Max et Steven Messing vingt ans après, quand le « parc extra-terrestre » précédant l’abîme porte plutôt vers les clones ratés de Resurrection, même s’ils ont été conçus par le studio ADI cinq ans plus tard. En revanche, le vaisseau des Ancients est sans rapport avec ceux de la licence Alien, abstraction faite des similitudes entre le « centre de contrôle » aux formes courbées et le cockpit des Juggernauts. Quant aux créatures, elles fournissent seulement deux occasions de les comparer au Xénomorphe, sachant que la mort du héros dans le monde normal révèle un embryon qui a clairement pris la forme d’un Chestburster : le personnage de Sargo apparaît comme un hybride annonçant la Ripley de Neill Blomkamp, compte tenu de son aspect humanoïde et de sa tête allongée, et le Dark Fido présente des côtes rappelant les flancs du Dog Alien.
Le second Dark seed commence par une course imaginaire dans un corridor noir et vertébral, qui ramène inévitablement à ceux du Derelict ou des Juggernauts, et se poursuit avec la réapparition du Keeper of the Scrolls, alors que le visage féminin d’Illuminatus I est devenu celui du jeu via le marketing. Mais son Dark World accessible depuis un palais des glaces procède d’une exploitation plus systématique des œuvres de Giger, reprenant tel quel des tableaux pour les associer à des projets comme la Creature with the tentacle ou du mobilier comme la Harkonnen chair, alors que ces travaux n’ont rien de commun ni aucune parenté avec le monde du Xénomorphe. Deux références assez claires à la licence Alien n’en apparaissent pas moins, même si elles sont indirectes toutes les deux, et que le bâtiment inspiré de l’Hommage à Böcklin préfigure la tombe de Shaw car il mène à la mort : la salle sans issue révélée dans le premier rêve sous hypnose est décorée du Necronom IV, dont le sujet est présenté par la suite comme un ancêtre possible des Ancients, et l’incubateur relié à la génératrice évoque extérieurement l’Egg Silo, qui a été abandonné lors de la production d’Alien pour des raisons budgétaires. Il reste difficile d’estimer si ces références sont volontaires ou non, sachant que Giger est allé pour ce jeu jusqu’à identifier les éléments qu’il souhaitait voir exploités, mais qu’il avait gardé de son expérience hollywoodienne un souvenir mitigé. Il est d’ailleurs certain qu’il ait présidé à plusieurs choix esthétiques, notamment les passerelles métalliques reliant les lieux « obscurs », et que ces choix contribuent à éloigner le Dark World de celui du Xénomorphe.
Dark seed et sa suite apparaissent soit comme un recyclage intéressé de l’œuvre de Giger, soit comme une tentative de lui redonner toute sa place dans la culture populaire, à moins que l’artiste n’ait vu là l’occasion d’explorer un peu plus cette forme d’intégration qui se concrétisait alors dans les Giger Bars. Mais il est clair que, malgré les clins d’œil voulus sur le moment ou perçus par la suite, les promoteurs de cette brève série ont cherché à éviter d’empiéter sur le domaine d’une licence qui ne leur appartenait pas. Cette raison purement commerciale forme une contrainte forte, qui interdisait de relier le Dark World à celui du Xénomorphe, sinon par des sous-entendus ou par les à-côtés, et qui mène à créer autant de liens avec le Dune avorté d’Alejandro Jodorowsky ou le Tourist abandonné de Clair Noto. La parenté stylistique reste évidente, mais l’exercice de la comparaison mène facilement au hors-sujet, ou vers d’autres sujets comme le suggère le deuxième cauchemar de Dark seed, car il est illustré par un emprunt aux travaux réalisés pour Poltergeist II: The other side. Pourtant, cet éloignement permet peut-être de prendre la distance nécessaire pour considérer que l’ensemble formé par les deux jeux est un cut-up visuel, avec une volonté plus affirmée dans le deuxième d’insuffler la vie à des œuvres statiques, et par conséquent, que des éléments considérés comme définitionnels de la licence Alien y sont en quelque sorte dépassés.
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Je voudrais laisser quelques mots concernant le travail de Nicolas. D’abord des remerciements, même si ça a déjà été fait par message privé. Participer au magazine de manière constructive est quelque chose de précieux. Que ce soit en proposant une candidature spontanée ou encore dans l’espace des commentaires. A ce propos, merci à tous les intervenants réguliers qui manifestent de l’intérêt pour le travail réalisé et qui partagent avec nous leurs avis et ressentis. Ils comptent également beaucoup pour le magazine.
L’analyse de Nicolas est brillante aussi bien sur la forme que sur le fond. Pouvoir lire en 2020 de telle production est presque inespéré mais c’est surtout un beau cadeau pour FulguroPop. La rédaction est de haute qualité avec une belle maîtrise de la langue française. Le fond est également très intéressant, essentiellement pour les amoureux de la licence Alien. J’ai découvert beaucoup plus en détail le jeu Dark Seed ainsi que le degrés d’implication dans ce dernier concernant H.R. Giger. Les symétries sont l’occasion de revoir certaines créations de l’artiste suisse.
Merci Nicolas.